Depuis que le terme fake news a vu le jour en 2016 dans le dictionnaire d'Oxford, les ouvrages[1] traitant du « mensonge moderne »[2] se succèdent face à ce qui est présenté comme un « tsunami» de fausses nouvelles[3]. Les constats qui se multiplient allèguent en effet de l'ampleur et des aspects protéiformes d'un problème que l'on ne saurait cantonner à la seule sphère du politique, même si cette dernière reste une cible privilégiée. Trump n'est de ce point de vue qu'un arbre outrancier - rejoint par d'autres dirigeants depuis - masquant une forêt difficilement pénétrable à dessein et dont la fonction première est de nous amener à renoncer à l'idée de vérités partagées et avec elle à la possibilité de partager un monde commun. Nous avons pourtant plus que jamais besoin de ce partage à l'heure où plusieurs facteurs contribuent à instaurer une situation aussi inédite que menaçante à l'échelle de l'humanité entière dérèglements climatiques, populisme politique, complotisme favorisé par l'effet démultiplicateur des réseaux sociaux, lobbying qui fabrique du mensonge à dessein pour semer le doute... Nous sommes en outre confrontés à une information pléthorique, dont les sources occultées ou brouillées entravent toute possibilité de contrôle et controverse et - ce qui est sans doute pire - conduisent à dévaloriser des notions mêmes de vérité et de connaissances objectives.
Face à ce phénomène, les sciences, toutes disciplines confondues, sont triplement concernées. Tout d'abord parce que la construction de connaissances objectives est au fondement de l'activité scientifique; ensuite parce que les questions soulevées par la conjonction des facteurs évoqués ci-dessus devraient conduire à des recherches complexes, pluridisciplinaires, prenant en compte de multiples interactions entre tous les acteurs concernés ; enfin parce que bon nombre de domaines scientifiques sont devenus moteurs du développement économique et donc secteur stratégique, ce qui génère conflits d'intérêts et malversations lobbyistes.
Parmi les nombreux ouvrages[4] publiés sur la « post-vérité » depuis fin 2016, beaucoup s'en tiennent à des constats, certes souvent justes et nécessaires, ou à des plaidoyers en faveur du développement de recherches tout particulièrement dans le domaine de leurs auteurs. Ils ne s'intéressent guère aux raisons d'être du phénomène dans le secteur de la recherche. Il ne suffit pourtant pas de débusquer « la mal-information »[5] en général, ni d'en pallier les désordres par un retour à ce qui serait une « bonne information en condition normale »[6] mais de s'interroger sur les pratiques scientifiques elles-mêmes, depuis que la recherche est entrée en production[7]. À l'assujettissement des sciences par la compétitivité économique des états, il convient d'ajouter les pratiques du lobbying[8] qui se sont institutionnalisées dans le sillage des institutions européennes depuis une trentaine d'années. Si les impacts des intérêts privés sont perceptibles à l'instar du funding effect (effet financement sur les résultats présentés) et les preuves des malversations industrielles de plus en plus manifestes[9] la prise de conscience du poids des intérêts privés sur la recherche semble stagner sur le palier du laboratoire, conséquence d'une apathie des pouvoirs publics[10]. Dans un article intitulé : La fraude dans les sciences : des pratiques nouvelles banalisées[11] Jacques Testart remarque à bon droit que l'image de cette science entraîne la défiance de la population, « ce qui peut en partie expliquer le succès des fake-news » et du complotisme.
À cela il convient d'ajouter les dysfonctionnements du monde de l'édition scientifique, tant sur le plan de l'accès aux contenus et la mise en quarantaine des bibliothèques universitaires[12] que sur celui de la publication avec le boom des fake sciences[13]. Conséquences du publish or perish et de l'impact factor comme modes d'évaluation des chercheurs, des revues dites « prédatrices » se sont multipliées. Des maisons d’édition basées en Inde, Chine ou Turquie ont inondé le monde du libre accès de titres ayant tous les atours de vraies revues savantes[14]. Pour quelques centaines d'euros ces revues publient des articles qui, sans être systématiquement mauvais, échappent à toute évaluation d'un comité de lecture avant publication (peer review). Entre recherche vite faite ou mal faite et recherche validée, il semble bien que la frontière s'amenuise, tout comme s'amplifie le problème de la reproductibilité des résultats[15]. Les chercheurs n'obtenant pas les mêmes résultats en reprenant les mêmes méthodes ou les mêmes données, composent avec un système éditorial qui n'invite ni à publier les résultats négatifs[16], ni les auto-rétractations.
Pour conclure, je reprendrai la conclusion de Testart : « Nos sociétés, éperdues de croissance et de compétitivité, ont secrété la science qu'elles méritent. Critiquer cette science n'est pas une posture négativiste, c'est chercher à promouvoir des conditions favorables à la connaissance objective du monde et éduquer au jugement, c’est œuvrer à la recherche du bien collectif et donc à la démocratie ». L'association Sciences Citoyennes propose diverses mesures pour « mettre la science en démocratie», parmi lesquelles : les « conventions de citoyens »[17] pour permettre, sur le modèle des jurys d'assise, les conditions d'une expertise citoyenne indépendante ; la « recherche participative » qui à la différence des sciences participatives s'appuie sur la constitution d'un tiers secteur scientifique qui réponde aux besoins sociaux et écologiques négligés par les orientations scientifiques dominantes ; la formation à la pensée critique (sur ce point cf. Holzem M, dir.).
-------
[1] Plus de 40 ouvrages publiés sur la question depuis fin 2016.
[2] Qu'ils se nomment Bullshit alias foutaise, post-vérité (pour qualifier la période présente), mensonge moderne et enfin plus récemment infox.
[3] Les métaphores, allégories et hyperboles en tout genre peuplent ce nouveau domaine à grand renfort de termes venus de la climatologie (tsunami) de l'épidémiologie (virus) ou même du folklore scandinave (trolls de l'infox).
[4] Tel celui de Myriam Revault d'Allonnes La faiblesse du vrai : ce que la post-vérité fait à notre monde commun Editions du Seuil 2018, au sous-titre pourtant prometteur qui s'attarde sur l'histoire tourmentée des rapports entre politique et vérité en référence aux modèles de Platon et d'Aristote, mais sans tracer de perspectives, comme si la « post-vérité» était un produit du système démocratique ou celui Sebastian Dieguez auteur de « Total Bullshit au cœur de la post vérité » Édition Puf en 2018 qui fouille les faces sombres de notre cerveau pour y déceler les résistances au changement d'opinion.
[5] De nombreuses initiatives de décryptage de l'information ont été lancées par les médias publics depuis janvier 2018, plateforme de fact checking (vérification des faits) et de bebunking (décryptage et déconstruction des rumeurs et manipulation), émissions TV de vérification des faits telle desintox sur Arte. D'autres sites dédiés au négationnisme et au complotisme existent depuis bien plus longtemps, tel Conspiracy Watch (2007).
[6] Confère les interventions de Divina Frau-Meigs professeur en sciences de l'information et de la communication, aux deux colloques organisés sur cette question en 2018 par la Conférence des Présidents d’Université.
[7] Cf. Stéphane Foucart (2013) La fabrique du mensonge. Comment les industriels manipulent la science et nous mettent en danger, Denoël, p.45 et depuis que le mot « innovation » a remplacé « la recherche appliquée ».
[8] Nous renvoyons ici à l'ouvrage très bien documenté de Stéphane Horel (2018) Lobbytomie : comment les lobbies empoissonnent nos vies et la démocratie, Éditions la Découverte. Un chapitre y est notamment dédié au détournement de la recherche publique, un autre à la sous-traitance des décisions publiques.
[9] Depuis la déclassification des documents produits par les industriels du tabac aux USA. Cf. Foucart.
[10] Alors que dans le même temps les emplois de chercheurs se précarisent , les subventions publiques (crédits impôt recherche) sans contrepartie dont bénéficie le secteur privé sont en très nette augmentation. Les Echos du 23 juillet 2018 faisaient état d'une augmentation inquiétante, avec un coût de 6,27 milliards d'euros, soit 560 millions de plus que ce qui était inscrit au budget.
[11] À paraître dans Holzem M (dir).
[12] Les bibliothèques universitaires tentent de s'organiser pour échapper à la domination de l'oligopole des grands éditeurs afin de maintenir tant leurs abonnements aux coûts souvent prohibitifs que l'accès à leurs archives électroniques en cas de résiliation. Les institutions scientifiques quant à elles, paient pour que des chercheurs puissent lire des articles soumis gratuitement ou qu'ils puissent publier dans des revues en libre accès. Des projets institutionnels français ou européens voient actuellement le jour, tels la Science ouverte, le plan S, ou le Data management plan, mais ils ne s'accompagnent ni d'une coordination entre tous les acteurs (CNRS et Bibliothèques universitaires notamment) ni d'une remise en question de la valorisation privée des résultats de la recherche (incitation à déposer des brevets).
[13] Voir l'enquête du Monde et d'une vingtaine de médias sur les 10 000 revues dites « prédatrices » qui contribuent à tromper les administrations et le public (18 juillet 2018) et l'appel publié dans ce même journal le 30 octobre 2018 intitulé Canulars scientifiques, revues prédatrices et « slow science ».
[14] Une collaboration baptisée « Fake science » et formée d'une quinzaine de médias internationaux, dont la Norddeutscher Rundfunk (NDR), la Süddeutsche Zeitung, The New Yorker ou encore l'Aftenposten, Le Monde a enquêté sur l'ampleur et l'impact de ce phénomène, qui n'épargne pas la France.
[15] Cf. la journée d'étude dédiée à la problématique de la reproductibilité en recherche qui sera organisée par l'Unité Régionale de formation à l'Information Scientifique et Technique (URFIST) de Bordeaux, le 29 mars 2019.
[16] Pourtant significatifs
[17] Voir en lien avec l'actualité du moment : https://sciencescitoyennes.org/le-ric-des-citoyens-non-pas-manipules-mais-informes-decident-mediapart-7-janvier-2019/